Maurice Barrès, d’occultiste cosmopolite à nationaliste ultra-belliciste, par François-Xavier Rochette

Maurice Barrès ou l’adaptation aux temps nouveaux

Car les héros, s’ils ne tombent pas exactement à l’heure et dans le milieu convenables, voilà des fléaux.

Maurice Barrès.

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Il y a un siècle, et quelques jours, disparaissait l’écrivain Maurice Barrès à Neuilly-sur-Seine. La République n’a pas trouvé opportun de commémorer le centenaire de sa mort. La réputation de féroce nationaliste et d’antisémite du Lorrain de Charmes aura certainement convaincu les dignitaires du régime de le laisser, encore, dans l’ombre.

La littérature barrésienne est cependant complexe et ne peut être confondue en une seule et homogène idéologie. Une partie de l’oeuvre de l’écrivain pourrait, d’ailleurs, appuyer la doxa de notre temps, d’autant mieux que cette dernière évolue vers une sorte de patriotisme encore timidement martial mais qui pourrait bien gonfler considérablement dans les années qui viennent.

Les indices de l’instauration d’une parenthèse anti-libérale (économique et politique) ne manquent en effet pas pour le supputer. La construction d’entités bellicistes se fait, en temps réel, sous nos yeux. Il va sans dire que le pouvoir en place, qui entend développer une économie de guerre et préparer l’opinion à un éventuel conflit, devra, lui aussi, comme l’administration républicaine du tout début du Vingtième siècle, pouvoir compter sur une légion d’intellectuels, d’influenceurs, d’écrivains, et d’autres personnalités, pour sensibiliser le peuple à la nécessité du combat, à la défense de son pré carré.

Nous le disons, nous le répétons depuis plusieurs mois, le système qui enfle, qui a enflé par la magie du capitalisme mondial, doit parer régulièrement à ses fins de cycle. A l’image de la levure qui se développe dans une solution glucidique tiède avant de mourir faute d’une température et d’une nourriture idoines, l’économie- monde se dilate avant de s’affaisser parce que son biotope s’est appauvri. Un levain doit être régénéré, ou bien meurt-il. Si on attend trop longtemps avant de l’alimenter, il n’est plus possible de le rafraîchir, de lui redonner force ; tout est fini, tout est mort dans le bocal.

Quand le vivant a mangé ce qui était à sa disponibilité, quand tout a été exploité jusqu’à l’avant-dernière ration, l’élite au sommet du système n’a que deux choix face à elle : régénérer l’économie-monde comme il se doit, ou disparaître.

C’est évidemment tout un monde qui disparaîtrait avec elle si elle se laissait mourir. Du reste, pourquoi se laisserait-elle mourir ? Puisque la guerre n’est pas un accident de l’histoire, puisqu’elle est programmée, désirée par le système pour ce qu’elle est, puisqu’elle est une nécessité prévue, un rechapage, une refonte de l’économie inscrits dans le calendrier du grand cycle, elle est déclarée par ses dignitaires quand le pays est prêt à lui donner toute sa mesure, quand il est suffisamment mobilisé et quand il accepte, enfin, les nouvelles règles du jeu.

Le retour de la guerre

C’est encore la Première guerre mondiale, et surtout les 10 ans qui la précèdent, c’est encore cette période où s’opère une véritable réforme intellectuelle, souvent brutale, parfois irrationnelle quand on méconnaît ou dénigre ce paradigme de préparation sociale à la guerre, c’est encore cette étape qui peut aujourd’hui éclairer l’observateur inquiet devant l’inexorable évolution de la crise mondiale.

A l’heure où le président de la République a annoncé la prochaine panthéonisation de Missak Manouchian, responsable de 150 morts (dont le général allemand Ritter) et de 600 blessés, « dans un moment où le pays se pose beaucoup de questions et alors que les guerres reprennent en Europe », une analyse historique de la plus révolutionnaire des avant-guerres qu’est connue la France pourrait fournir à nos contemporains quelques points de comparaison avec la situation denotre temps.

Il n’est pas question ici de déboulonner la statue Barrès, ou de s’attaquer à ses écrits, mais de situer le personnage, de le remettre dans son contexte historique, d’essayer de comprendre sa trajectoire intellectuelle.

La République ne veut pas, encore, astiquer le personnage, le faire briller, alors que sa dépouille pourrait, objectivement, reposer dans son Panthéon. Maurice Barrès sent encore un peu trop des pieds. Et pourtant, le Prince de la Jeunesse, comme était surnommée cette star de la littérature, fut l’un des meilleurs serviteurs de la jeune Gueuse.

Le fut-il malgré lui ? Il serait périlleux de répondre franchement à cette question, aucun document, aucun contrat de travail prouvant son travail de fonctionnaire n’existant, évidemment.

L’ami fraternel de Stanislas de Guaïta

Toujours est-il que la jeunesse, toute la jeunesse (l’adolescence et la vie de jeune adulte jusqu’à ses 35 ans) de Maurice Barrès ne témoignent d’un quelconque intérêt pour le patriotisme, bien au contraire. Après une enfance marquée par ce qu’on appelle aujourd’hui, à juste titre le harcèlement scolaire, le très jeune adulte, inscrit externe au lycée puis à la faculté de droit de Nancy, va vivre durant plusieurs années une vie de Bohème avec son ami, d’un an son aîné, Stanislas de Guaïta.

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Stanislas de Guaita

Souvent enfermés dans leur appartement cossu de la Rue de la Ravinelle pour lire Baudelaire et d’autres vers sulfureux, Guaïta et son protégé vont rapidement plonger leur esprit dans l’étude des sciences ésotériques et de la Kabbale en particulier, l’essence certaine de la Franc-maçonnerie.

Il est coutumier, aujourd’hui, de considérer cette relation entre Guaïta et Barrès comme une anecdote, comme une chose sans conséquence sur la formation intellectuelle de Maurice Barrès. Ce lien est d’ailleurs tellement négligé par les historiens que même Zeev Sternhell n’évoque pas le nom de Stanislas de Guaïta dans la thèse qu’il consacre à Barrès (Maurice Barrès et le nationalisme français).

Pour comprendre l’importance de la place de Guaïta (qui fut, en partie, initié, par Catulle Mendès, petit-fils du banquier Isaac Mendès-France et spécialiste de l’oeuvre noir d’Eliphas Levi) dans la vie littéraire et politique de Barrès, il faut assembler les pièces d’un puzzle historique, rechercher les hommes qui entouraient Barrès.

Tristan Mendès-France, sa famille de négriers kabbalistes amie des Rothschild – FX Rochette

La Création de l’Ordre Kabbalistique de la Rose-Croix
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Gérard Encausse dit Papus

Il faut d’emblée signaler que Maurice Barrès fut, avec Stanislas de Guaïta, le fondateur d’un ordre martiniste, l’Ordre kabbalistique de la Rose-Croix (En 1893, l’ordre de Guaïta fut attaqué par Huysmans, qui l’accusa d’envoûter à distance l’ex-abbé lyonnais Joseph-Antoine Boullan. Des duels s’ensuivirent ; Huysmans et Jules Bois s’opposèrent à Papus et à Guaïta…), qui regroupa des hommes qui pèseront, plus tard, dans le monde maçonnique.

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Le plus connu d’entre eux qu’il est impossible de passer sous silence parce qu’il réalisa un nouveau tarot (toujours édité) avec Guaïta (qu’il considérait comme son maître en Kabbale) reste Oswald Wirth.

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Oswald Wirth

Un personnage clef du monde souterrain des sociétés secrètes, considéré pendant près de quarante ans comme l’un des plus grands penseurs de la Franc-maçonnerie dans laquelle il s’épanouît à travers le Suprême Conseil de France (Grande Loge de France) dont le Grand commandeur n’était autre, encore quand il y entra, l’homme lige d’Edmond de Rothschild, Isaac Adolphe Crémieux. Il fait nul doute que Maurice Barrès connaissait bien ce disciple de Stanislas de Guaïta.

De Stanislas de Guaïta à Paul Adam

Précocement disparu, Stanislas de Guaïta aura réussi à initier en quelques années d’autres hommes qui compteront sur la scène littéraire et politique. Et parmi ceux-là, celui qui sera durant dix ans le secrétaire particulier et conseiller spécial de Maurice Barrès, au moins jusqu’à la fin de son expérience boulangiste, l’écrivain anarchiste admirateur de Ravachol, Paul Adam.

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Paul Adam

C’est Paul Adam, disciple de Guaïta, qui s’occupa des affaires de Maurice Barrès, autre disciple de Guaïta, quand il devint député « nationaliste » de Meurthe-et-Moselle. A vrai dire, Maurice Barrès et son conseiller n’étaient pas encore nationalistes. Le revanchisme du « Général Boulboul » (comme l’appelait alors Georges Clémenceau) ne l’était d’ailleurs pas, tout comme ses principaux et puissants soutiens qui étaient membres du Parti Radical et du Grand Orient de France comme Clémenceau et Alfred Naquet.

Au demeurant, avant l’Affaire Dreyfus, Maurice Barrès était en réalité un homme de gauche, cocardier depuis sa mue boulangiste, mais de gauche. Peu de temps avant l’apparition du boulangisme, l’écrivain lorrain travaillait encore sur son grand thème, Le Culte du Moi. Une œuvre (où l’on retrouve Sous l’oeil des barbares notamment) dans laquelle il loue l’individualisme extrême et le cosmopolitisme. Son ami et son admirateur le plus célèbre est alors Léon Blum.

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La défense du cosmopolitisme

En 1892 (Boulanger et le boulangisme sont déjà morts), Barrès publie, dans Le Figaro du 4 juillet, son fameux texte qu’il intitule La querelle des nationalistes et des cosmopolites, dans lequel il prend franchement la défense de ses derniers. Certes, on a le droit de défendre l’art international et l’idée pertinente que le talent ne connaît pas les frontières. Mais voilà, cette histoire de goût s’oppose à angle droit à la thèse que Barrès défendra dans sa trilogie du Roman de l’énergie nationale.

D’un coup ou presque, Maurice Barrès changea de paradigme littéraire. D’un coup, les critiques certifiés conformes qui travaillaient dans les grands journaux parisiens tentèrent d’expliquer avec force arguments cette métamorphose de libellule, ou de papillon, aurait dit son biographe Jean Vartier. Soudainement, on devait comprendre que Barrès avait été traumatisé par la défaite de 1870 et la perte de l’Alsace et de la Moselle. Cela aurait pu être compréhensible chez un Lorrain des Vosges qui avait pu assister à l’exode des Français voisins qui voulurent rester français à ce moment.

Cependant, on ne trouve pas chez le premier Barrès l’expression de ce traumatisme. Pourquoi a-t-il attendu si longtemps pour exprimer cette volonté de reprendre les deux régions chéries ?

Brutalement Maurice Barrès devint le chantre d’une sorte de déterminisme biologique, d’un atavisme. L’homme eût bien du mal à expliquer cette nouvelle idéologie sinon en invoquant la part irrationnelle qui régirait l’âme des hommes. C’est un peu court.

La métamorphose de Maurice Barrès

En effet, brusquement, Maurice Barrès (promu académicien après le succès de Les Déracinés) devint une espèce de poète de la Terre et des Morts. En moins de dix ans, l’écrivain inversa complètement son message. Aujourd’hui, l’intime de Guaïta est connu pour être le défenseur des morts auxquels doivent tout les vivants qui doivent être conséquemment prêts à mourir pour eux.

Mais en 1893, dans L’Ennemi des lois, livre inspiré par son ami Paul Adam, Barrès écrivait : « Eh bien ! Notre malaise vient exactement de ce que, si différents, nous vivons dans un ordre social imposé par les morts, nullement choisis par nous-mêmes. Les morts ! Ils nous empoisonnent ! » Pour quelle raison celui qui conchiait sur nos morts en 1893 a-t-il retourné sa veste au début du Vingtième siècle pour les glorifier ?

Disons-le sans ambages, sans critiquer ses lettres mêmes. Maurice Barrès a-t-il pu être influencé (il ne fut pas le seul, pensons à Paul Bourget et à bien d’autres), par quelque relation, pour qu’il travaillât la petite bourgeoisie dans le but de la préparer à la Grande Guerre à venir ? Parce que cette guerre était inéluctable, prévue, programmée, parce que l’équilibre du monde l’exigeait ?

Il est possible que les contradictions de Barrès (qui sera le plus flamboyant des bellicistes durant le carnage, applaudissant les assauts des Poilus qui embrochaient les boches dans les tranchées) puissent s’expliquer par son embrigadement, par sa participation dans l’effort de propagande.

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Notre dandy des tranchées venu admirer de près l’holocauste avec Joseph Reinach, ministre de la guerre

Non par un engagement nationaliste pur et sincère qui se serait révélé d’une manière explosive, mais par la nécessité systémique de faire la guerre, et de fabriquer, pour ce faire, un contingent d’hommes capables de ramper dans la boue en s’imaginant épouser ainsi les effluves de leurs aïeux émanant des profondeurs de la terre.

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Force est de constater que le Barrès du Culte du Moi et le Barrès du Culte de la Terre et des Morts sont très dissemblables et que les explications de l’écrivain pour justifier le passage de l’un à l’autre relève du bricolage idéologique.

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Les initiés va-t-en-guerre Maurice Barrès et Paul Déroulède devant le monument de Jeanne d’Arc à Paris

Barrès n’aurait ainsi pas abandonné le Culte du Moi, mais aurait transmuté le Moi en un Moi héréditaire, en un déterminisme qu’il faudrait accepter. Ce qui est une chose étrange parce que le propre du déterminisme est d’imprimer sa force sur les hommes sans leur consentement. Cette transmutation du Moi se fait, répétons-le, rapidement et violemment. C’est vraiment avec l’écriture des Déracinés que Barrès s’extirpe de l’anarchisme qui faisait le terreau de son Moi.

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En juin 1913, lors des fêtes de Jeanne d’Arc, la Pucelle pose à côté de Maurice Barrès

La question que l’on doit se poser en ces temps troubles n’est plus d’ordre esthétique ou strictement idéologique (ses lignes lumineuses et percutantes, brillantes voire sublimes, sont innombrables, mais voilà un autre sujet). La question que nous nous posons aujourd’hui concerne l’influence du Prince de la Jeunesse à un moment donné, à une époque donnée, celle de l’avant-guerre. En d’autres mots, l’air du temps peut-il être synthétisé par le système ?

François-Xavier Rochette.

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